lundi 30 janvier 2012

La CIA, de la privation sensorielle à la musique comme torture

Cette chronique est parue dans le numéro 2 de la version papier d’Article112.
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On peut tracer la généalogie de l’usage de la musique pour briser les terroristes présumés, une forme de torture par saturation donc, dans ce qui semble a priori son exact opposé : la privation sensorielle. À la fin des années 1940, la CIA tout juste née développe un vaste programme de contrôle mental, afin de ne pas se laisser distancer par l’expertise soviétique dans le domaine des extractions de confessions3. Plusieurs millions de dollars sont employés à comprendre les mécanismes de la conscience et à maîtriser les « modifications du comportement » : c’est le projet MKUltra, auquel sont associés la Grande-Bretagne et le Canada. Les premières expérimentations se font au moyen de LSD et d’hypnose, mais s’orientent bientôt sur les effets de la privation sensorielle.
En 1954, un psychologue canadien de l’Université de McGill, le Dr Donald O. Hebb, publie un premier rapport d’expérience : vingt-deux de ses étudiants ont été payés de manière très incitative pour « rester allongés dans un caisson 24h sur 24 », tous leurs sens bloqués : lunettes opacifiantes, isolation sonique, gants épais. La plupart des étudiants abandonnent au bout de deux à trois jours : ils ne parviennent plus à développer une pensée cohérente. Hebb parle de l’expérience comme d’un « succès ». En 1955-56, au National Institute of Mental Health (NIMH), le Dr John C. Lilly immerge deux volontaires dans un caisson rempli d’eau, ce qui leur occasionne, après quelques heures seulement, des hallucinations. Comprenant plus tard que la CIA n’avait pas l’intention d’utiliser ses recherches « dans un sens positif », Lilly démissionne du NIMH.
À la même époque, le Dr D. Ewen Cameron, président de l’American Psychiatric Association et théoricien sans scrupules du « Psychic driving » (« le pilotage psychique »), est à la tête du Allan Memorial, la section psychiatrique de l’Université de McGill. Il y développe une recherche sur « les effets sur le comportement humain de la répétition de signaux verbaux », qui permet, dit-il, de « briser l’individu comme après un long interrogatoire ». Entre 1957 et 1963, une centaine de patients admis là pour des problèmes psychologiques deviennent ainsi les cobayes involontaires du « Sous-projet 68 » de MKUltra, une méthode de « déstructuration » mêlant coma artificiel, électrochocs, et port d’un casque (ou hauts-parleurs placés sous l’oreiller du patient) pendant vingt-et-un jours avec une cassette répétant en boucle des phrases comme « ma mère me déteste » ou des enregistrements de séances avec le psychiatre4.
En 1963, un rapport dénonce les problèmes éthiques soulevés par ces recherches, Hebb parle de « l’imbécilité criminelle » de Cameron, et MKUltra, aux résultats par ailleurs mitigés, est officiellement stoppé. Mais la CIA en diffuse la même année les expériences via le Manuel Kubark, qui définit les méthodes d’interrogatoire de l’Agence. La propagation de ces pratiques se poursuit ensuite via deux canaux : l’un est connu de longue date, c’est le Projet X, qui de 1966 à 1991, répand les techniques contre-insurrectionnelles de la CIA auprès des tortionnaires d’Amérique du sud et centrale, à travers une nouvelle série de manuels et via l’École des Amériques.
L’autre canal a été mis au jour plus récemment, par une journaliste du New Yorker, Jane Mayer5 : en 2005, elle relève la présence à Guantánamo et dans d’autres prisons secrètes de la CIA de « BSCT », les Behavioral Science Consultation Teams (« équipes de consultants en sciences comportementales »). Ces psychologues et psychiatres ne sont pas là pour aider les détenus, mais pour conseiller les militaires sur les techniques d’interrogatoire, et pour ce faire ils mettent à profit, en le détournant, l’entraînement qu’ils ont reçu via le programme SERE (Survival, Evasion, Resistance and Escape6). Mis en place à l’issue de la guerre de Corée pour préparer le personnel états-unien au risque de capture dans des pays « non-démocratiques », SERE forme ces derniers à résister à la torture. Mais certains l’envisagent comme un apprentissage : les techniques les plus brutales employées à Guantánamo proviennent de là, notamment la simulation de noyade ou « la pression par le bruit », consistant à bombarder le détenu de musique, de pleurs de bébés ou de miaulements de chats.
Lors du débat suscité par ces découvertes, au milieu des arguments minimisant l’effet de la « torture blanche » ou la justifiant « pour les terroristes », le Sénateur républicain McCain, peu susceptible de pensées subversives7, mais qui avait lui-même subi la torture au Vietnam, s’oppose à ces pratiques : « Il ne s’agit pas de savoir qui ils sont, mais qui nous sommes. »8. Excellente question.


1 Voir « Music as tweapon/Music as torture », Transcultural Music Review, 2006
2 Et elle a fait partie du travail préparatoire de l’essai Le Son comme arme, les usages policiers et militaires du son (La Découverte, 2011).
3 Sur le Projet MKUltra, les références proviennent de l’ouvrage très fourni d’Alfred W. McCoy, A question of torture - CIA interrogation, from the Cold War to the War on Terror (Holt, 2006)
4 John Marks, The Search for the Manchurian Candidate (Times Books, 1979)
5 Jane Mayer, « The experiment », The New Yorker, 11 juillet 2005
6 « Survie, évasion, résistance, fuite »
7 McCain est opposé à l’avortement, favorable à la peine de mort, et partisan du renforcement de la lutte contre « l’immigration illégale ».
8 Déclaration au Sénat lors de la session du 25 juillet 2005

Le son comme arme : les usages policiers et militaires du son

24 août 2011 _série impromptus

Une fois n’est pas coutume, un bouquin plutôt qu’une émission. Le son comme arme : les usages policiers et militaires du son sort en librairies ce 1er septembre 2011. Il paraît aux éditions de la Découverte et reprend en la développant l’enquête initialement parue sur le site d’Article XI, puis via des chroniques dans le bimestriel du même nom. Vous pouvez en lire le dernier chapitre, le plus analytique, sur le site de la revue Contretemps.
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Une liste détaillée de la documentation employée est disponible en PDF, vous y trouverez notamment les liens vers bon nombre d’articles ou de documents déclassifiés directement consultables sur Internet :
PDF - 413.3 ko
Bibliographie
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Quatrième de couverture

« Lalafalloujah », tel est le surnom donné par les GI’s à la ville irakienne de Falloujah en 2004, alors qu’ils bombardaient ses rues de hard rock à plein volume. « C’était comme envoyer un fumigène », dira un porte-parole de l’armée états-unienne. Les années 2000 ont en effet vu se développer un usage répressif du son, symptomatique de la porosité entre l’industrie militaire et celle du divertissement, sur les champs de bataille et bien au-delà. Rap, metal et même chansons pour enfants deviennent des instruments de torture contre des terroristes présumés. Des alarmes directionnelles servent de technologies « non létales » de contrôle des foules dans la bande de Gaza comme lors des contre-sommets du G20, à Toronto et à Pittsburgh. Des répulsifs sonores éloignent des centres-villes et des zones marchandes les indésirables, adolescents ou clochards.
L’enrôlement du son dans la guerre et le maintien de l’ordre s’appuie sur plus d’un demi-siècle de recherches militaires et scientifiques. La généalogie des armes acoustiques, proposée ici pour la première fois en français, est tout autant celle des échecs, des fantasmes et des projets avortés, que celle des dispositifs bien réels qui en ont émergé. Aujourd’hui, l’espace sonore est sommé de se plier à la raison sécuritaire et commerciale. Souvent relégué au second plan au cours du xxe siècle, celui de l’image, il est devenu l’un des terrains d’expérimentation privilégiés de nouvelles formes de domination et d’exclusion. Et appelle donc de nouvelles résistances.
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Sommaire

Introduction. « Nous ne savons pas encore ce que peut un corps sonore »
  • Du funambulisme acoustique
  • Ce dont il s’agira et ce dont il ne s’agira pas
Chapitre 1. « Les oreilles n’ont pas de paupières » : aspects techniques de l’audition
  • « Entendre c’est toucher à distance » : fréquence
  • « L’objet sonore n’est pas un état d’âme » : amplitude
  • « Paix du vieil étang/Une grenouille y plonge/un “ploc” dans l’eau » : propagation
Chapitre 2. « Le rayon de la mort » : infrasons et basses fréquences
  • « Une performance presque mortelle » : le mythe Gavreau
  • « Anéantis par des secousses diarrhéiques » : rêves militaires
    • Des années 1960 aux années 1990 : tentatives et fantasmes
    • Années 1990-2000 : le programme de recherche états-unien
  • « Le fantôme dans la machine » : instrumenter le mystère
Chapitre 3. « Frappés par un mur d’air » : explosions
  • « Comme un seau d’eau glacée dans la poitrine » : vortex
  • « Au milieu d’une bombe » : détonations et ondes de choc
    • La recherche aux États-Unis
    • Canons et ondes de choc en Israël
  • « Saturer quatre sens à la fois » : grenades incapacitantes
    • Grenades « flash-bang »
    • Le savoir-faire français
Chapitre 4. « Totalement coupé de l’univers connu » : silence et saturation
  • « La nuit acoustique » : silence
    • La CIA et la surdité expérimentale
    • La section silencieuse allemande,
  • « Un magnétophone géant » : saturation
    • Les années 1950-1960 et le docteur Cameron
    • Les années 1970-1980 et les « cinq techniques » britanniques
    • Les années 1990-2000, Israël et la Chine
    • L’« interrogatoire renforcé » des États-Unis
Chapitre 5. « Les cloches de l’enfer » : des fréquences moyennes aux ultrasons
  • « Nulle part où fuir » : haut-parleurs de combat
    • La Seconde Guerre mondiale
    • Les années 1950 et la guerre du Vietnam
    • Les années 1980 et 1990
    • Les années 2000 et la guerre d’Irak
  • « Désinfecter la contestation » : répulsifs sonores
    • Des années 1960 aux années 2000
    • Le LRAD
    • Le foisonnement contemporain de dispositifs d’alerte
    • Le Mosquito
  • « Des sons fantômes » : la recherche du subliminal
Chapitre 6. « Peu importent vos raisons d’être ici, veuillez quitter les lieux » : le son du pouvoir
  • « Un mégaphone puissant doté d’une mitraillette auditive » : la « non-létalité »
    • Genèse
    • Prolifération
    • Camouflage
  • « Estocade sonique » : des armes ludiques
    • La torture en playlist
    • L’imaginaire comme instrument de domination
    • La guerre comme divertissement
  • « Une architecture sonique de contrôle » : vers un urbanisme sonore
Conclusion. « Un geste sonore passionné »
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Les citations en titre sont tirées des bouches de : Steve Goodman, Pascal Quignard, Murray Schafer, Pierre Schaeffer, Bashô, la rumeur, Vladimir Gavreau, des promoteurs d’armes acoustiques, Vic Tandy et Tony Lawrence, des habitants de Gaza, Sara, un autre habitant de Gaza, encore Sara, la CIA, Ulrike Meinhof, John Marks, AC/DC, Martha and the Vandellas, un militant des droits de l’homme cité par Mitch Potter dans « Israelis unleash Scream at protest » (Toronto Star, 6 juin 2005), un cadre de LRAD Corp, la police de Pittsburgh, Catherine Porter, Tales of Symphonia, de nouveau Steve Goodman et le collectif Escoitar.

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